Défense : « Longtemps, la dissuasion nucléaire française n’a pas été crédible» !
Défense : « Longtemps, la dissuasion nucléaire française n’a pas été crédible» !
« On suppose que la construction d’arsenaux nucléaires répond à une stratégie bien définie. Sous De Gaulle, cela n’a pas été le cas »
Deux chercheurs français, Benoît Pelopidas et Sébastien Philippe, remettent en cause le récit généralement admis sur les débuts de la dissuasion nucléaire en France. Dans un article universitaire paru dans la revue Cold War History, consacré à la période 1956-1974, ils affirment que la bombe atomique était, contrairement au discours d’aujourd’hui, « unfit for purpose » – inapte à son objectif –au moins jusqu’en 1974.
Sur quels éléments nouveaux fondez-vous votre démonstration, qui semble donner raison à ceux qui parlaient alors de la « bombinette » ?
Les critiques de la crédibilité de la force de frappe, et notamment des performances du bombardier Mirage IV, avaient en effet raison. Nous pouvons aujourd’hui évaluer leur jugement avec des éléments dont ils ne disposaient pas à l’époque. Pour cela, nous nous appuyons sur des sources primaires inédites et une nouvelle analyse technique de la performance des systèmes d’armes déployés. En matière d’archives, ce sont 1300 pages d’entretiens conduits par l’amiral Marcel Duval avec les participants au programme nucléaire français, des archives inédites aux Etats-Unis et au Royaume-Uni sur l’évaluation du programme français par les Alliés et des entretiens avec des militaires. Cette combinaison d’un travail d’archive et de l’analyse technique montre que les performances de l’arsenal effectivement déployé jusqu’en 1974 ne lui permettaient pas d’accomplir la mission qui lui était assignée et qu’elles ne correspondaient ni à la doctrine ni au discours de la « dissuasion tous azimuts » [la capacité de frapper où l’on veut] et de l’indépendance stratégique.
Que s’est-il passé en 1974 pour que les choses changent ?
Nous ne disons pas que tout a changé à cette date. En 1974, le troisième sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE) est entré en service, ce qui ouvrait la possibilité d’une permanence à la mer pour l’arsenal nucléaire français. Cette même année, les missiles sol-sol Pluton remplacent les Honest John de fabrication américaine et l’Otan reconnaît la contribution de l’arsenal français à la capacité de dissuasion de l’alliance. Nous avons toutefois trouvé dans les archives de l’amiral Duval un indice suggérant que la permanence à la mer n’est pas encore atteinte. Un haut gradé lui a en effet affirmé que jusqu’en août 1976, il y avait 1,9 sous-marin disponible à tout moment, soit pas encore les deux nécessaires à la permanence à la mer. Enfin les performances des premiers SNLE de la classe Redoutable équipés de missiles M1, M2 puis M20 n’ont pas encore fait, à notre connaissance, l’objet d’études approfondies.
«Le récit triomphaliste selon lequel la force de frappe correspondait dès l’origine à une stratégie cohérente, crédible et efficace est faux. Dès lors, l’annonce récente de la construction de nouveaux sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, dont les équipages ne sont pas encore nés et le coût est secret, laisse songeur»
Vous insistez sur le fait que des programmes militaires majeurs ont été lancés sans beaucoup de réflexion stratégique, et qu’ensuite seulement on s’est préoccupé de concevoir une doctrine ! Comment cela s’est-il passé ?
On suppose en général que la construction et le déploiement d’arsenaux nucléaires répondent à une stratégie qui est communiquée à l’ennemi potentiel sous forme de doctrine. Cela voudrait dire que 1) on fixe les objectifs avant les moyens qui les servent, 2) ces moyens, des systèmes d’armes, correspondent effectivement à ces objectifs et 3) la doctrine communique ce lien entre les fins et les moyens. Or nous montrons que l’histoire nucléaire française ne correspond à aucun de ces trois critères. Au moment où les contrats ont été signés, il n’y avait pas de doctrine. Ce n’est d’ailleurs pas une spécificité française, car cette inadéquation entre l’arsenal déployé et les doctrines nucléaires a également été établie dans le cas des Etats-Unis, du Royaume-Uni et de l’Union soviétique. Les doctrines sont apposées a posteriori. L’arsenal correspondant au « tous azimuts » n’est pas là en 1974 et l’on ignore à partir de quand il est devenu une réalité. Prenons un exemple : le système de guidage inertiel des missiles S2 du plateau d’Albion ne pouvait pas être aligné au-delà de +/- 60° de la cible première. En d’autres termes, seule l’Union soviétique pouvait être la cible.
Ce décalage entre les moyens et les discours existe-t-il toujours aujourd’hui ?
Pour 2021, le travail reste à faire mais il est important d’observer que le récit triomphaliste selon lequel la force de frappe correspondait dès l’origine à une stratégie cohérente, crédible et efficace depuis l’entrée en service des premières escadrilles de Mirage IV en 1964 est tout simplement faux, au moins jusqu’en 1974. Dès lors, l’annonce récente de la ministre des Armées, Florence Parly, sur la construction de nouveaux SNLE de 3e génération, « assurances-vie de la Nation » qui pourraient naviguer jusqu’en 2090, dont les équipages ne sont pas encore nés et dont le coût est secret, laisse songeur. Nous serions curieux de connaître les prédictions stratégiques du ministère pour le XXIe siècle, comment elles sont formulées et qui en prend la responsabilité.
De quelle aide américaine et britannique la France a-t-elle bénéficié pour créer sa « force de frappe » ?
Tout au long du programme nucléaire militaire français, la coopération avec les Etats-Unis a été importante sur presque tous les aspects, moins avec la Grande-Bretagne. Dans notre article, nous nous sommes focalisés sur l’aide apportée à la réalisation ou à la mise en œuvre des premiers vecteurs mais la liste est bien plus longue ! Pour le Mirage IV, il y a eu la vente d’un avion ravitailleur Boeing C-135 pour en augmenter le rayon d’action, mais aussi l’aide au développement de contre-mesures électroniques pour pénétrer l’espace aérien soviétique, ainsi que le partage d’information sur la position des batteries antiaériennes. En gros, tout ce qui était nécessaire pour pouvoir remplir la mission, au moins sur le papier. Pour les missiles, nous avons bénéficié par exemple de transferts technologiques et de connaissances pour réaliser leur système de navigation.
Vous affirmez que les Soviétiques ne prenaient pas vraiment au sérieux la menace française. Quels dégâts la force de frappe pouvait-elle causer sur le territoire soviétique ?
Le général de Gaulle avait posé comme critère de sanctuarisation du territoire par la dissuasion la capacité de tuer autant de Russes que de Français en cas de guerre nucléaire, soit plus de 30 millions de personnes. D’après notre analyse, la capacité de destruction du Mirage IV était 100 à 1000 fois moindres ! Cela dépend bien sûr des conditions de la mission et du nombre d’avions qui auraient pu atteindre leur but – selon le renseignement britannique, un ou deux tout au plus. Pour les missiles S2 du plateau d’Albion, cela dépendait des conditions d’emploi, en premier ou en second. A l’époque, ces missiles étaient vulnérables aux impulsions électromagnétiques et il n’y avait pas de système d’alerte qui permettait de les lancer avant une frappe soviétique. Nos alliés les considéraient très vulnérables, et ayant peu de chance de survivre. Mais même en partant du principe que tous auraient pu être lancés et atteindre leur cible, ils ne pouvaient remplir l’objectif fixé par de Gaulle.
«On suppose fréquemment que la force de frappe française est indépendante depuis l’origine. C’est inexact. Ainsi, la mission d’origine consistait en une attaque conjointe avec les alliés américains et britanniques sur vingt villes soviétiques, dont deux auraient été visées par les Français»
Dans votre article, vous parlez de « posture catalytique » et de « stratégie du détonateur » (trigger strategy) à propos de la dissuasion voulue par le général de Gaulle. De quoi s’agit-il ?
Des lettres de l’ambassadeur de France aux Etats-Unis, Hervé Alphand, au ministre des Affaires étrangères de l’époque, Maurice Couve de Murville, ainsi qu’une note secrète de De Gaulle de la période 1962-1963 montrent que l’effet attendu de la dissuasion nucléaire française consistait à déclencher l’emploi des armes nucléaires américaines sans que les Américains soient consultés. Nous sommes donc bien loin de l’idée d’autonomie et de souveraineté nucléaire et bien plus proches de la « théorie du détonateur » ou d’une posture catalytique. Contrairement à l’idée selon laquelle les conceptions souverainistes de l’armement nucléaire du général Gallois rendraient compte de l’histoire nucléaire française, on peut ainsi établir une plus grande dépendance à l’égard des Alliés. On suppose fréquemment que la force de frappe française est indépendante depuis l’origine. C’est inexact. Ainsi, la mission d’origine qui justifiait le choix des Mirages IV (porteurs de la « bombe ») consistait en une attaque conjointe avec les alliés américains et britanniques sur vingt villes soviétiques – dont nous fournissons la liste et dont deux auraient été visées par les forces françaises. Dans une note du 21 avril 1959, le chef d’état-major de l’armée de l’air expliquait qu’il faudrait 40 bombardiers stratégiques pour remplir cette mission et 316 pour attaquer seuls… Or nous ne construirons, au départ, que 36 avions, avec un rayon d’action est bien plus faible que prévu. À partir de plan de vols et de données techniques, nous montrons qu’ils étaient incapables d’atteindre Moscou.
Mais finalement, le général de Gaulle a-t-il eu tort ? Son « bluff » n’a-t-il pas, au contraire, bien fonctionné ?
Si par bluff on entend la capacité de faire croire à la crédibilité de la force de frappe française, les sources inédites que nous avons découvertes au Royaume-Uni et aux Etats-Unis montrent que les services de renseignement et stratégistes alliés n’y croyaient pas. Les éléments que nous avons trouvés quant à l’Union soviétique vont dans le même sens. Non, le bluff n’a pas marché, quelle que soit la façon dont on mesure la crédibilité. Mais l’idée d’un bluff du général de Gaulle suppose qu’il avait une stratégie claire et cohérente et que ses demandes étaient suivies à la lettre. Si l’on combine l’étude des archives françaises et celle des arsenaux construits, on réalise vite, comme le disaient déjà Raymond Aron et quelques autres, que de Gaulle a des propos vagues et parfois contradictoires, notamment sur les critères de la crédibilité de la dissuasion. Le mythe du grand stratège nucléaire ne tient pas. Si l’on pense de Gaulle comme le stratège du « tous azimuts », l’arsenal correspondant à cette doctrine n’a pas été construit sur cette période. Celui du chef auquel on obéit ne tient pas davantage. D’ailleurs, comme il le dit à son ministre Alain Peyrefitte, ses préférences sur l’arsenal ne sont pas toujours suivies. Si ce bluff n’était pas à vocation stratégique ou militaire, le problème à prendre au sérieux reste celui des effets en politique intérieure.
Pourquoi avoir raconté tout ça aux Français ?
Source : Lopinion.fr – Jean-Dominique Merchet / Image : Marine nationale
Benoît Pelopidas est fondateur du programme d’études des savoirs nucléaires à Sciences Po (CERI). Il prépare un ouvrage sur la dissuasion française.
Sébastien Philippe, ingénieur, est enseignant-chercheur à l’Université de Princeton, et chercheur associé au CERI.
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